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Chroniques
Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss
Beaucoup de bruit et de fureur autour de l’Elektra aixoise… À l'origine de ce succès attendu et espéré, on trouve un de ces élans d'enthousiasme collectif qui débordent à la simple lecture d’une distribution et laissent augurer le meilleur avant même que le rideau se lève. Rien d'étonnant donc, surtout lorsque se trouvent réunis sur la même affiche les noms de Patrice Chéreau et Esa Pekka Salonen. Pour plusieurs raisons, on ne peut s'empêcher de penser à la personnalité marquante de Pierre Boulez, avec qui Chéreau montait il y a six ans De la maison des morts sur la même scène [lire notre chronique du 16 juillet 2007]. Salonen reprend ici un projet qui aurait dû à l'origine être dirigé par Boulez, référence avouée du chef finlandais. C'est encore l'ombre de la collaboration Boulez-Chéreau qui plane sur cette production – explicitement cette fois-ci – avec la présence de Franz Mazura et de John McIntyre, respectivement Gunther et Wotan du légendaire Ring de 1976 à Bayreuth… même si vocalement, on peine à se satisfaire d'un souvenir.
Jamais sans doute l'expression de « théâtre chanté » ne correspondra plus parfaitement à ce que nous venons de voir. Chéreau retrouve la littéralité qui relie l'acteur à son texte. Sa scénographie vient du texte et y retourne, sans s'embarrasser des effets faciles qu'on trouve trop souvent dans l'opéra. Son décorateur attitré, Richard Peduzzi, a imaginé pour l'occasion un décor unique d'une sobriété qui confine à l'ascèse. La Grèce antique y est stylisée par de hauts murs gris-blancs qui encadrent une cour intérieure. Les servantes qui s'affairent silencieusement avant que n'éclatent les premiers accords ne font que reproduire ces « gestes » qui signent immédiatement un climat, un lieu. Tout ceci est connu et remarquable, c'est entendu... Cependant, à l'image de ces marches qu'on balaie ou cette eau qu'on répand, c'est une aseptisation méthodique qui est à l'œuvre. Un théâtre de la netteté propre où sont évacuées toutes les allusions au poisseux, au sanglant, au charnel. Juste des corps – davantage disant que chantant – qui, par un simple déplacement, signifient et donnent à penser. Cette approche déçoit alors qu'elle envoûtait à la Scala dans Tristan ou dans Janáček ici même.
L'absence systématique de toute référence expressionniste n'est pas à remettre en question. Il ne s'agit pas bien entendu de sur-interpréter le texte d'Hofmannsthal comme il était d'usage dans certaines mises en scène façon Götz Friedrich. On peut néanmoins regretter que la question de l'expressionnisme psychologique ne figure pas parmi les problématiques exposées par cette mise en scène. Ses options prennent souvent le contre-pied d'un livret éruptif et venimeux. À trop « humaniser » les protagonistes, on prélève une strate essentielle à la dimension expressive de l’œuvre. Ni le dialogue houleux entre sœurs ou l'affrontement entre mère et fille ne mettent en scène ces « monstres » – terme qui, littéralement, renvoie au caractère surnaturel et prodigieux des êtres qu'il qualifie. À considérer la subtile dislocation de deux blocs de marbre à l'avant-scène, on est loin d'imaginer la fêlure morale et psychologique qui ébranle les soubassements narratifs de ce drame antique. Pour qui découvrirait l'ouvrage, une relecture du livret s'impose pour comprendre ce qui chez Elektra motive le désir de vengeance, l’amour quasi pathologique du père et le sublime dérangement de la conscience.
La soirée repose essentiellement sur la performance d'Evelyn Herlitzius, artiste trop rare sous nos latitudes, ce qui rajoute au choc de la découverte pour le public français. Que ce soit jadis avec Gwyneth Jones et Teresa Stratas ou, plus récemment, Waltraud Meier, le travail de Patrice Chéreau a ceci de particulier qu'il fait de la présence féminine le centre autour duquel semblent se cristalliser tous les fils de l'intrigue. On ne pourra s'empêcher de penser, en observant Evelyn Herlitzius, à un de ces personnages tout droit sortis du théâtre de Genet ou de Koltès. Au hasard d'une ressemblance, on pensera également à Dominique Blanc, incarnation inoubliable de Phèdre aux Ateliers Berthier, il y a dix ans. Chéreau ne différencie pas le théâtre et l'opéra, notamment en ce qui concerne l'intelligibilité du texte chanté et le refus des gestes stéréotypés qui nuisent à l'expression scénique d'une chanteuse. Herlitzius lui offre un matériau brut d'une belle qualité, non sans défauts (notamment dans l'attaque des aigus et les notes tenues des premières interventions) largement compensés par une intelligence de jeu à faire pâlir le reste du plateau. Il faut cependant faire abstraction du travail du chorégraphe Thierry Thieû Niang qui la contraint à une improbable imitation de Janis Joplin sous acide – extraversion insolite contrastant avec l'immobilité qui la frappe dans la dernière scène alors qu'elle laisse repartir son frère Oreste vers d'autres horizons, une fois la vengeance accomplie. La merveilleuse irruption du sang sur le visage d'Isolde durant sa Liebestod aurait fait sans doute merveille… on s'en tient ici à imaginer l'hallucination qui hante le personnage, sans que celle-ci n'affleure à la vue par l'intervention d'un élément surnaturel.
Dans ce théâtre dominé par la présence des femmes, c'est Clytemnestre (Waltraud Meier) qui rivalise d'intérêt, notamment par le choix de la débarrasser de ses encombrantes breloques et son traditionnel maquillage outrancier. Le « monstre » qui surgit sous nos yeux en devient attendrissant, moins mère indigne que grande sœur – ce qui affaiblit ensuite la scène du meurtre, si peu sanglant qu'il en devient conceptuel. Vocalement, le mezzo allemand ne cherche pas à dissimuler les amoindrissements d'une palette qui reste encore impressionnante, notamment en ses feulements rentrés et sa manière unique de sublimer le parlando dans les changements de registres. La Chrysothémis d'Adrianne Pieczonka est étonnamment plus mature que la vierge fragile qu'on y entend quelquefois. Elle répond à sa sœur avec une quasi-violence qui élève son désir de femme et de maternité au même niveau que le désir de vengeance d'Elektra. Les interventions des servantes ne retiennent guère l'attention, la faute à de nombreux problèmes de cohésion dus aux déplacements dos à la fosse. Saluons toutefois l'excellence de Roberta Alexander, attendrissante nourrice, seule femme à prendre la défense d'Elektra et qui reçoit en échange les coups des autres.
Côté masculin, l'enthousiasme n'est pas souvent au rendez-vous.
Mikhaïl Petrenko (Oreste) semble se demander ce qu'il fait là, deus ex machina agissant à contrecœur, accablé et vocalement sans grande expressivité. La scène de la reconnaissance entre le frère et la sœur est également l'occasion de retrouvailles collectives entre les vieux serviteurs. Le meurtre de Clytemnestre accompli, ce sera au serviteur d'Oreste de mettre à mort Égisthe, comme pour retirer encore davantage de la dimension héroïque du fils d'Agamemnon.
La fosse ne joue pas le jeu malsain du volume sonore qui risquerait de couvrir le plateau. Esa Pekka Salonen ne lâche jamais vraiment la bride d'un orchestre qui, pourtant, ne demande pas mieux et impressionne durablement par l'endurance et la perfection de ses pupitres. La retenue du chef émousse les angles et évite soigneusement une tension musicale et psychologique qui fait pourtant le socle de l'œuvre. Wolfgang Sawallisch ou Karl Böhm ont prouvé en leur temps qu'on pouvait concilier l'expressivité presque suicidaire de la masse instrumentale avec la parfaite lisibilité des lignes vocales. Cette musique géniale et malsaine blesse comme un rasoir ; en lui refusant toute incandescence au seul prix de l'intelligibilité et de l'équilibre, on prend le risque de limiter l'urgence même d’une tragédie antique aux résonances si contemporaines.
DV